Écrits
Extraits d'un ouvrage collectif de nouvelles sur le thème «l'Arbre» (Collection « La maison bleue », Edimark-SAS-éditions 2011)
Dis-moi, vieux banc de bois
Vieux banc de bois
Toi qui au soleil
Chauffes tes antiques fibres
Confident des âmes vieilles
Et des jeunes envols
Recueillant les soupirs
Qui cheminent en boucle
Revisitant les passés
Mais aussi, charmé des feux de joie
Sans cesse jaillis
De cœur étreignant l’avenir
Banc vieux, banc de bois
Soulageant les dos courbés
Usés d’avoir si souvent tendu les bras
Vers d’inaccessibles buts très simples
Bon vieux banc de bois
Tu prêtes ta halte
À l’Humain qui projette
Son cœur vers le rêve
Ses couleurs vers le bleu
Ses musiques vers la danse
Son instant vers l’Éternité
Mon cher vieux banc de bois
Que penses-tu de tout cela?
Et le banc murmura :
— Je préférais quand j’étais arbre
Je prêtais assise aux oiseaux
L’Animal ne connait pas la désillusion.
Extraits
d'un ouvrage collectif de nouvelles sur le thème «la traversée»
(Collection « La maison bleue », Edimark-SAS-éditions 2012)
De qui se moque-t-on ?
De qui se moque-t-on?
Comment affirmer que je cours?
Comment oser supposer que je cours?
Je n'ai jamais couru. Jamais. Je ne courrai jamais. Ce n'est pas dans ma
nature, ni de mon passé ni de mon futur. Je vais à mon rythme c'est
tout. Je ne suis jamais pressé, voyez-vous. Jamais en retard, jamais en
avance. Je marche, jamais ne devance. D'aussi loin que je me souvienne
de moi-même, j'ai marché. Là est mon unique destin. C'est ainsi et n'en
ai nul chagrin. Changer de cadence, modifier la mesure, rompre le
mouvement, ces écarts me sont étrangers. Personne pour m'y obliger.
Jamais d'arythmie qui blesserait mon harmonie.
Ma traversée foule les éternités.
Mes origines? Qu'importe! Je suis. L'essentiel est là. Alors, courir? De qui se moque-t-on?
Je ne joue pas à cligne-musette. Je ne triche jamais. Je suis, je marche, j'avance. Avant moi rien.
Je suis le moins, je suis le plus, qui traverse inexorablement.
Je ne fus jamais seul. Je me souviens, ô c'est vieux, près de moi,
c'était une existence fantôme mais qui de l'œuf? Qui de la poule?
Présence indubitable, infaillible réalité... ce fut l'énergie primordiale, la force masquée à l'état pur, l'incontestable début.
A n'en pas douter, nos origines se confondent, nous avions cheminé de
concert mais, quand même si elle était là, c'était grâce à moi car sans
moi, rien.
Je continuais ma route tandis que ton aspect changeait.
Énergie primordiale, à la longue éprouvas-tu lassitude, fatigue, envie
de vivre autrement? Tu te laissas aller à l'indolence, ton moteur
ralentit et tu te mis à refroidir. Mais point d'amertume, ce fut une
chance, ce fut ta chance. L'extension te saisit à bras le corps.
Stratagème découvreur, tu te décomposas pour te recomposer.
Prestidigitation, construction : de ton être, enfin, fut l'entrée en
matière. J'étais à tes côtés. Ma traversée t'accompagnera désormais sans
cesse. Je reconnais bien volontiers que tu n'abusas pas de ma présence.
Ton expansion subite, si vite se réalisa que la vertigineuse lumière,
tu parvins à la dépasser. Pour un peu ce fut fait accompli sauf que sans
moi rien ne s'accomplit.
Ce fut alors l'intense libération d'inconnus qui jusque là vivaient
tranquilles, heureux, massés en toi, sans corps, incognito, en ton sein,
fabuleuse énergie primordiale. Contre ton refroidissement il fallut
s'unir, se blottir les uns contre les autres, se compresser au plus
opaque, se défendre.
De ces contacts étranges, de cette promiscuité, sorte de premier amour
aveugle, naquirent des enfants à ne savoir qu'en faire, progénitures
grouillantes en masses entrelacées et tournoyant sans retenue en cette
première guinguette de l'univers.
Et de s'envoler en farandoles extravagantes, de s'engloutir en des
chemins impénétrables, de se lancer dans des circuits de forcenés, de se
bousculer en chevaliers de sauvagerie, s'agréger enfin formes
invisibles à formes invisibles, puis de matière à matière s'allongeant
tel un textile magique qui chercherait à chevaucher les bornes de
l'Ensemble. L'atome conquérait, assujettissait.
L'atome dominait, et moi je traversais le royaume dont j'étais le
premier matériau.
Gravitation avec gravité, matière tu me dois tout.
Je t'ai regardé te façonner, te sculpter en galaxies, en étoiles, en
nébuleuse solaire, en cocons secrets.
Gaz, j'ai suivi vos cavalcades fantastiques, vos excentriques
transformations, j'en ai vu devenir eau.
Grâce à moi, irréductible progression, trépidation des molécules,
collisions surchauffées, disques de fusion gluante, absorptions en vos
fonds noirs, prises de volumes sous l'injonction de la gravitation et
vos obéissances sous le fouet de la rotation.
Alliance primordiale, grâce à moi, hier, aujourd'hui et demain. Éternels mitraillages déchainés de vos faces étoilées.
Toupies célestes, noyaux brisés, noyaux recomposés, torsions crispées, grâce à moi.
J'ai vu, impassible, les ondes de choc libérant toujours plus de matière, nid de démesure pour astéroïdes, pour un soleil futur.
Dans ce brutal tourbillon forain des cieux, tirs à tout-va et impacts
destructeurs excavant les surfaces, affouillements obscurs sapant les
limites, enfin regroupements sans cesse, secrète valse du surgissement
de la grande famille ronde. J'étais là bien sûr !
Accumulation, addition, agglomération, imprégnation, amoncellement,
entassement, flots dégoulinant de métaux en chaleur tourbillonnant au
milieu des entrailles et apothéose de tant de vicissitudes, fut la terre
en sa forme première encerclée de gaz liquides, l'eau, la mer, l'océan.
La terre qui croyait pouvoir pendre la crémaillère, bien installée dans
ses frontières maritimes, oui, mais son seul oubli, c'est moi qui
permets tout, et ainsi j'ai permis des mobilités, des déplacements, des
dérives. Les océans s'en allèrent visiter d'autres lieux, portèrent
leurs vagues sous d'autres cieux.
Le centre grondait aussi.
Il y eut cassures, il y eut brisures, il y eut de vomissants furoncles
explosant sans trêve.
La terre en lambeaux gigantesques flottait sur elle-même dans l'attente
de son corps final.
Elle était nue, totalement nue. Alors, grâce à moi, elle commença à se
vêtir tandis qu'en ses eaux quelques formes apparaissaient, première
cachette pour improbables premières choses animales. Grâce à moi,
l'unique.
Un jour, on se disputera l'honneur de m'avoir connu avant tout le monde.
Par exemple, le premier arbre revendiquant son antériorité.
Je me souviens de son discours d'ancêtre, fait à ses frères de la forêt.
Avant le précambrien
Nom d'un chien
Rien de rien,
D'ailleurs, de chien, point.
De la moindre oreille point
Rien de rien jamais
Oui certes, mais
Fallait bien qu'un jour
Brin de vie se fit jour.
Le départ fatidique
Fut étrangeté microscopique.
Des milliards d'années
Se décidèrent à changer.
Après avoir véhémentement vécu
Elles se fixèrent un nouveau but :
Doter la vie d'une école primaire
Kit de survie au fond des mers,
Sans exemple premier se composer
Se générer, enclos dans l'obscurité...
Que d'incommensurables périodes d'activité
Et que tout fut compliqué en cette simplicité.
Mou d'abord, tout mou au Cambrien,
Puis moins mou, toujours au Cambrien
Se forme le dos avec finesse
Telle notre tige maitresse,
Se profile la vertébrée colonne
Dont ne pourra désormais se passer personne.
Les poissons, maîtres des eaux infinies...
La plateforme continentale leurs donne envie,
Pique leur curiosité. Y fait-il bon?
Mais il faut des pattes pour faire un bond,
Alors on s'essaie intensément
A une évolution sans précédent…
Le travail sur soi-même,
Interminable effort suprême...
Des nageoires pour marcher
Ne sont pas la panacée
Mais l'ingéniosité paie
Et enfin, un jour, c'est fait
Les voilà sur les plages
Frontières sans bornes de nus paysages
Où, minces plantes, presque rien,
Sont apparues au Silurien.
Ils sont à l'aise, hors du grand bain
Les amphibiens du Dévonien.
Ils suivent la voie
Menant droit à l'exploit
Tel celui des algues antiques
Aux désirs aérotiques
Algues envieuses du jour
Enfourchant de jour en jour
Les immenses blocs du temps
Pour atteindre leur avènement...
Être plantes non fleurées
Et cela pour l'éternité...
C'était au Silurien
Et ce n'est pas rien!
Mais attention mes amis
Car nous y voici
Qu'arrive-t-il au Carbonifère?
Partout les reptiliens prospèrent
Mais, gravissant le Secondaire
Nous voici, NOUS, les conifères
Tout est permis au Permien
Nous sommes les premiers sur le terrain.
Oui, je me souviens de cette harangue revendicatrice. Oui j'ai permis
toutes ces circonstances, ces mues, ces métamorphoses, ces intensités
dans la volonté.
J'ai regardé la nécessité accoucher de l'invention.
Grâce à moi, mammifères, oiseaux, fleurs bien après ce fameux conifère,
puis dents diversement sculptées selon la nourriture à broyer, selon
l'agressivité dans les compétitions amoureuses. Oui. Puis à la longue, à
ma longue, à ma très longue, lente désadaptation de la vie arboricole,
mains plus fines, on ne s'appuie plus sur elles pour marcher. La bipédie
tâtonne. Les gestes se précisent, la denture se fait plus discrète, les
pieds oubliant branches et fûts se solidifient pour marcher.
Dans la tête – ce globe insondable - circulent de plus en plus de pensées.
L'homme se fait. L'homme sera fait. L'homme est fait.
Autre temps, autres mœurs, l'homme n'aura de cesse de chercher à
m'amoindrir car il me craint, lui. Je l'angoisse, je l'effraie, je
l'épouvante, je le terrorise. Alors, comme pour me punir d'être ce que
je suis, sachant que je suis immortel, il me découpe. C'est toujours ça
de pris comme élément
pitoyable de défense, de vaines esquives. Il me parcelle en tranches. Il
m'emprisonne dans des cadrans. Je suis transformé en aiguilles, en
ombre au soleil.
Il tente de m'immobiliser en cartons calendaires.
Il se venge en m'affublant de sobriquets qui ne stoppent ni ne modifient
ni ne perturbent en rien, absolument rien, ma traversée.
Jours, minutes, ides, nones, hégire, secondes, éphéméride, planning,
calendes, épacte et tant d'autres visages incongrus. Je reste tel qu'en
moi-même je suis.
Me saisir? Inutile poursuite, course perdue d'avance, échec prédestiné. Je suis intouchable .
Prétendre que je cours? Mais de qui se moque-t-on? Je n'ai jamais couru.
Je traverse sans but, sans mission. Le SAGE, seul le sait dont la pensée murmure en silence :
Le temps?
Vite un jour, le temps se passera de nous!
Quoi, dira-t-il, vos haines, vos fêtes, vos drames, vos danses,
Vos minois charmants et vos massacres si fous...
Balayés. Je balaie. Qu'est-ce mot « existence »?
Où prétendez-vous aller? Que sont ces discours,
Ces interrogations et ces dénégations?
Je vous accompagne et c'est net comme « bonjour »
De votre première à votre dernière station.
Ne me demandez rien...je ne sais qui je suis.
Je me dois de passer jusqu'à l'heure du veto.
J'avoue que c'est stupide et d'un mortel ennui,
Je m'égrène du vide au vide et c'est idiot.
Sans cesse je vous alarme et j'ai toujours raison.
Bref aux uns, long aux autres, bienveillant ou ignoble,
Je me dois de passer en toutes saisons.
Je n'ai rien à dire et cela n'est pas très noble.
Que pourrais-je vous dire ? Que je ne suis pas fier,
J'annihile tout, partout et depuis toujours,
Vos civilisations, vos traces, je suis derrière.
Je balaie, je balaie. Contre moi, nul recours.
Extraits d'un ouvrage collectif de nouvelles sur le thème «le rouge» (Collection « La maison bleue », Edimark-SAS-éditions 2013)
Soulagement
Tétanisé... voilà ce qui sautait aux yeux de la jeune étudiante
en sixième année de médecine, plantée près de son patron, aux urgences
de l'hôpital.
Tétanisé... pensait également ledit patron.
Tétanisé... se disait le chef des pompiers quittant les lieux.
Paralisado... avait balbutié la femme de ménage portugaise qui avait découvert le corps et qui bien sûr ignorait le mot français «tétanisé».
La jeune interne, entre autres cinéphile passionnée, cherchait dans quel
film d'épouvante elle avait pu voir un visage empreint d'une pareille
frayeur. Mais qu'avait-il vu, aperçu ce visage pour devenir tel un
masque?
Quel ciel en feu s'était-il ouvert devant lui ?
— J'ai rarement vu, pour ne pas dire jamais, un faciès aussi contracturé, crampé fit remarquer le patron.
— Quelle pétoche il a dû avoir le gars !
À la caserne, le pompier pourtant rompu au chaos n'en revenait pas, qui racontait à ses copains.
Chez elle, la femme de ménage craignant que ces rides d'effroi fussent
le fruit d'une intervention diablesque, priait. L'illogisme veut en
effet que lorsqu'on ne sait pas on s'en remette à celui dont on ne sait
pas s'il existe.
Visage révulsé comme dans «L'astéroïde passa par la fenêtre» ou figé
profond comme dans «Le vampire suce les pivoines», l'interne se
remémorait tous ces si beaux films, si émouvants.
D'ailleurs si le patron les avait vu ces films, peut-être aurait-il fait
les mêmes comparaisons. Pour l'instant c'est un train d'adjectifs qu'il
murmurait : méthanisé, bloqué, lethargifié, catalepsisé ...
— Je suis sûr qu'il a rencontré ma belle-mère, lança goguenard un pompier à ses collègues en extinction.
Chez elle, la femme de chambre priait toujours.
— Qu'est-ce qu'il lui est arrivé ? demanda un toubib
qui s'était trompé de salle.
— Tétanisé, lui fût-il répondu.
— Bizarre... et l'homme tourna les talons.
La jeune interne pensa «bizarre, vous avez dit bizarre...»
À ce moment précis un long gémissement rauque jaillit du fond de la
gorge du patient. Un soubresaut brutal l'accompagna. L'homme n'ouvrit
pas pour autant les yeux.
Il redevint inerte comme une planche de surf abandonnée sur un banc de
sable. Ses poings tellement serrés donnaient l'impression que les doigts
allaient lui transpercer la paume et ressortir sur le dessus de sa
main.
Le patron prit le poing gauche, essaya de l'ouvrir, en vain. Aucune des
quatorze articulations de la main ne se laissa faire. Le patron
aiguillonna sa mémoire qui tel un ordinateur, lui allongea une longue
liste de décontractants musculaires. Il tenta un second essai mais cette
fois avec le poing droit. Peut-on dire qu'il y eût miracle ? Non,
mais éventuellement une légère répercussion des prières de la femme de
ménage, toujours à genoux, ce qui eut pour conséquence une micro-détente
des phalanges jusque là intraitables. Le médecin chef redoubla
d'efforts tandis que son interne pensant au film «Ali Baba et les
quarante voleurs» avait envie d'ordonner «Sésame ouvre toi».
À la caserne, nouvelle alerte.
— Au feu ! Et c'est reparti... mais j'aimerais bien savoir comment
tout ça va finir pour le gars, fit remarquer le pompier à ses collègues.
— D'habitude ça m'intéresse pas mais là, quand même, c'est un labourage de tronche assez exceptionnel !
À l'hôpital, le regard du patron sembla enfin s'assouplir.
Son œil s'anima pour la première fois et bientôt ses lèvres purent
esquisser le mot victoire. L'interne se mit à applaudir ainsi
d'ailleurs qu'une infirmière qui jusque là était restée regard vide
devant ce spectacle.
Elle ne pensait en effet qu'à sa fille qui venait de lui apprendre
qu'elle était enceinte pour ses treize ans. Sortie de ce cauchemar par
les applaudissements, elle s'y joignit mécaniquement.
Crier victoire était certes aller un peu vite en satisfaction. Bien sûr,
doucement un desserrement s'opérait. L'homme cependant ne bougeait
toujours pas. Son visage restait quasi inhumain. Le docteur parvint à
dissocier le pouce de l'index.
Apparût alors quelque chose : il comprit que cette main avait dû se refermer sur un terrible secret.
Cette chose était de papier. Le patron eut alors l'idée, celle qu'il
aurait dû avoir dès le début : administrer un choc électrique...ce
qui fut bientôt fait. L'interne pensa tout de suite «Frankenstein».
Pas d'erreur, la paume avait bien emprisonné un morceau de papier.
Tellement serré et imprégné de sueur il n'était qu'une loque informe,
lacérée par les ongles et durcie par une pression surhumaine. Essayer de
restituer à cette boule sa géométrie première ne relevait pas du
pouvoir médical.
Le document fut donc confié à un service spécialisé en restauration puis à un service de déchiffrage.
Ainsi pensé, ainsi exécuté.
L'interne faisait son rapport dans un petit carnet dont elle ne se
séparait jamais. Dans son domaine, le pompier vaquait à ses flammes
habituelles. La femme de ménage, dans sa chambre, se massait l'épaule
ayant trop fait de signes de croix.
Deux jours avaient ainsi passé le cap des quarante huit heures.
Soudain la scène 1 du prélude de l'acte 3 du Ring des Nibelungen sortit
de ses gongs. La chevauchée des Walkyries fit trembler le portable du
médecin.
— Docteur, ici le service déchiffrage . Voilà ce que ça donne : «En
qualité de nouveau directeur du MOMA de New York, je me permets cher
Maitre de vous conseiller pour votre prochaine exposition, de varier
votre œuvre en introduisant du rouge dans vos tableaux. Soyez assuré de
toute ma considération cher Monsieur Soulages.»
Extraits d'un ouvrage collectif de nouvelles sur le thème «la voix» (Collection « La maison bleue », Edimark-SAS-éditions 2014)
Minerve en son poinçon
— Ah... quelle histoire cette histoire qui ne peut que rejoindre les
petites et grandes histoires qui ont fait l'Histoire, Histoire unique
que le Temps se raconte pour passer le temps à coups d'évènements
s'entretuant allègrement pour qu'elle avance depuis les heures
préhistoriques quand l'homme découvrant le feu, dût s'écrier : ah,
quelle histoire !
Comme il se le permet souvent, le métro avait du retard. Un homme regarda sa montre. Près de lui
un individu, sous une calvitie qui avait nidifié avec une allégresse sans borne, portable à l'oreille —
et à celles des autres — en profitait pour communiquer ce texte plein d'histoires.
Que bien pouvait-il faire dans la vie, ce collègue d'attente? Professeur d'histoire peut-être ?
Son parcours verbal est assez limpide, pensa l'homme à la montre, au
moins relève-t-il le triste niveau ambiant. Oh... toutes ces voix qui
n'existent que pour prouver que le mot « inutilité » n'est pas inutile.
Toutes ces voix publiquement fourrées dans cette redoutable breloque! Et
il faut supporter...
Enfin dame rame fit résonner son lamento métallique.
Bientôt, devant les portes ouvertes, classiques mêlées et tentatives de marquer un essai vers la
sortie pour les uns, vers l'introduction pour les autres. Dans cette compression digne d'un César
une main réussit à extraire son idole et d'idole en idole, la grand-messe poursuivit son déroulement
souterrain.
— Mais ouais j'pense au pain.
— J'entends mal, j'suis dans le métro.
— Salut Xavier. Quelle émission tu dis ? Sur la culture du radis salé au bord de la mère morte ?
— Chérie j'arrive, bisous.
À la station suivante un clochard entra, dos gothique, tête
gargouillesque, parfum hérétique qui
lui permit d'avoir un peu de place. Une femme suivit. Après avoir
présenté ses rotondités à une
banquette qui en avait vu d'autres, elle dégaina et à bout
quasi-portant, fit feu sur les tympans de
l'homme, fusillant son individualité, bafouant son droit de vivre libre.
Si l'appareil se déchargeait, elle en mourrait. Elle était grande,
fine, son soutien-gorge ne servait à rien. Se superposa ensuite une voix
calibrée chef de bureau.
Soudain :
— Rappelle à ta mère que tu es mariée, zut (voix quasi désespérée)
— Ja. Ich bin under Paris sous Paris ah ah, métro (discrète satisfaction teutonne)
La voix...bienfait...supplice...soleil...enfer...
Un peu de tranquillité...un couple dépourvu de portable, deux
sourds-muets, parlait le langage des signes. L'homme ne put s'empêcher
de lier leur conversation à la station dont on se rapprochait : Opéra,
ne manquait que le lac.
Les arrêts défilèrent de — j'entends mal, — il va pleuvoir, il pleut
chez toi ? ...à — c'est un boulot de con, — dis à mamie que je
l'embrasse ... et toujours le final couplet-couperet : tchao, bisous.
Cette cacophonie troublait l'homme à la montre, il songeait :
— Cerveau, monstrueuse armée de neurones par milliards, en ton sein
s'entremêlent des moteurs,
du sensoriel, de l'éveil, des platitudes, des imbroglios, des orages,
oui tout cela cerveau, en ta forme étrange dont les entrelacs évoquent
un fessier sculpté par un aztèque.
— Aïe mon pied : aucune excuse du casqué-sur-les-oreilles-SMS-au-bout-des-doigts !
— Oh mon pauvre cerveau, tu n'en peux plus. Tu as besoin de
pharmacopée. On va bientôt arriver,
rassure-toi. Cesseront alors ces voix du peuple dont je me demande ce
qu'aurait pu en penser le père Hugo s'il avait pris le métro. Il en
aurait pensé dix volumes d'enjambées alexandrines. Lui c'est Lui ! La
voix...si peu de lettres, tant de mots, tout ça pour deux cordes
vocales!
Allez, on y est. Plus qu'un étage et l'on est chez nous.
***
Cet homme dont tu apprends le drame, lecteur, habite un appartement
agréable. Quand après avoir récupéré de sa journée de travail il passe à
table, souvent il lui arrive d'habiter un silence. Sa femme se réfugie
dans le sien, leurs pensées se séparent alors.
Habiter le silence... comme si le silence existait. Les voix sont partout, loups aux aguets.
Sur la table, près de l'assiette, était posée une sorte de petite tour
en argent. Minerve discrète en son poinçon en attestait. Une petite tour
en argent, gardienne de deux initiales artistiquement imbriquées.
L'homme savait que même énervé, il était quand même plus serein dans le métro parmi les
— ouais, le pain, les radis et la mer morte et ce soutien-gorge incongru —
À ce moment là il n'était pas partie prenante. Ces voix, il s'en
séparerait aussitôt que descendu du wagon, tandis que la voix, sa voix
propre enfonçant les portes de son cœur, il ne pourrait rien contre
elle.
- Petite tour, tu montes la garde depuis trois générations...petite tour : rond de serviette paternel! Initiales, vos pleins ne sont guère plus appuyés que vos déliés mais vos danses sont envoûtantes comme un tourbillon de rêves gravés à cœur. Initiales enroulées dans une ronde d'étoiles. Ordonnancement parfait...je ne t'ai pas toujours tant examiné, rond. Je ne suis plus jeune. Une voix souvent me dit - sens-tu l'âme de cet objet?
JE + JE + JE = VOUS
MOI = JE
Le sommeil sous la nuit claire s'adosse à la lune,Oui telle en tout cela JE suis la Poésie
Oui tel en tout cela JE suis l'Amour
De tel en tel JE suis la Guerre
De tel en tel en tel, bien sûr je vous comprends
Mais voyez mon sarcastique ricanement
Tant de difficultés en ces évènements...
Vous oubliez mon emprise,MOI JE suis le Temps
MICHEL DUPLAIX